De Fanon à Ferguson : une perspective américaine
Après une année telle que 2014, il est presque impossible de nier l’existence omniprésente et nauséabonde du racisme dans le paysage sociopolitique américain – et plusieurs de mes camarades sur Mondoblog ont d’ailleurs pu écrire sur Ferguson et Staten Island, parmi d’autres cas.
Dès la décision du grand jury n’inculpant pas le policier Darren Wilson ayant causé la mort d’un jeune Noir de 18 ans rendue au mois de novembre, je me suis réfugié dans les textes qui donnaient un sens à ma vie quand j’avais moi-même 18 ans.
Moi, à 18 ans, j’étais beaucoup plus optimiste qu’aujourd’hui. Moi, qui n’avais jamais quitté mon pays natal. Moi, qui tendais tendrement le bras à la langue française en même temps que j’apprenais à mieux me connaître. C’est à 18 ans que j’ai lu pour la première fois Les damnés de la terre. Ce livre de Frantz Fanon, publié en 1961 alors que l’Algérie était encore colonisée par la France, a profondément changé ma vie.
Le journaliste américain Ta Nehisi Coates vient de sortir une série de Tweets qui font écho à mes sentiments lorsque j’avais 18 ans et, plus particulièrement, comment les mots de Fanon – il s’agissait pour Ta Nehisi Coates de ses premiers cours d’histoire à Howard University – avaient remanié mes perspectives sur le racisme et remis en question mes idées préconçues.
Il a fallu que ma compréhension soit déconstruite et restructurée, et, bien que ma lecture fût lente et ardue à cause de ma connaissance imparfaite du français, j’étais littéralement ému. Les mots de Fanon dénonçaient non seulement le colonialisme des années 50 et 60 en Algérie, mais aussi le racisme que je pouvais voir autour de moi dans le sud des États-Unis. Ses portraits de la ville coloniale pleuraient non seulement la pauvreté algéroise, mais aussi la précarité urbaine dans laquelle vit un nombre trop grand de mes compatriotes, plus particulièrement mes compatriotes noirs. Grâce à ce Martiniquais, je commençais à comprendre, d’une façon lente et fragmentée, la perpétuation de l’inégalité et le pouvoir du témoignage des résistants partageant leurs histoires vécues.
C’est ça, la valeur d’une éducation francophone.
Et, aujourd’hui, dans un contexte qui exige toujours que je remette en cause mes propres idées sur le racisme, j’en reviens encore à Fanon. Ce Fanon qui s’exprime au sujet de la police :
Les symboles sociaux – gendarmes, clairons sonnant dans les casernes, défilés militaires et le drapeau là-haut – servent à la fois d’inhibiteurs et d’excitants. Ils ne signifient point : « Ne bouge pas », mais : « Prépare bien ton coup. »
Ce Fanon qui aborde la surdité et l’absurdité du système colonial :
Le colonisé, quand on le torture, qu’on lui tue sa femme ou qu’on la viole, ne va se plaindre à personne. Le gouvernement qui opprime pourra bien nommer chaque jour des commissions d’enquête et d’information. Aux yeux du colonisé, ces commissions n’existent pas.
Et ce Fanon qui met en lumière un réseau bourgeonnant des peuples soumis au colonialisme et à d’autres systèmes d’oppression :
Le peuple colonisé n’est pas seul. En dépit des efforts du colonialisme, ses frontières demeurent perméables aux nouvelles, aux échos.
C’est ce dernier Fanon, celui qui a inspiré plusieurs générations de militants et d’intellectuels à combattre les effets destructeurs du colonialisme par la solidarité, que je revendique comme influence suite aux évènements tragiques du Ferguson, du Staten Island, et de plusieurs autres villes aux États-Unis.
Si seulement les mots de Fanon n’étaient pas autant d’actualité aujourd’hui – mais aussi longtemps que nous habitons un monde où le racisme et la déshumanisation continuent d’être les armes préférées de ceux qui cherchent à perpétuer l’inégalité, je me tournerai toujours vers Fanon.
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